LE PROJET BONE : À LA RECHERCHE D’UN NOUVEAU MODÈLE OSTEOPATHIQUE.
« Il étudiait la nature en partant toujours du dedans, du cœur, et comme un sujet et non pas comme un objet . » Ernst Tucker [i]
« La vie et son origine ne sont pas seulement un problème de chimie mais aussi et surtout un problème de sciences cognitives» [ii] Chris Fields et Michael Levin
La médecine ostéopathique est, actuellement en France comme ailleurs, à la croisée des chemins. Depuis sa naissance aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, l’ostéopathie est cycliquement confrontée et menacée par le conformisme résultant de son souci de reconnaissance professionnelle. La profession ostéopathique est ainsi régulièrement tentée d’abandonner ce qui fait son originalité et sa raison d’être : pratiquer une médecine manuelle véritablement systémique de la santé et non pas seulement une technique manuelle allopathique de traitement des troubles musculo-squelettiques.
Autrement dit, ce que les ostéopathes doivent défendre en l’étudiant et en l’approfondissant est leur capacité à traiter le corps comme un sujet intelligent et non pas seulement comme un objet biomécanique.[iii]
Les anciens préjugés et les conceptions scientifiques réductionnistes qui voient le corps comme un objet et non comme un sujet peuvent et doivent aujourd’hui être dépassés. Pour ce faire, nous devons comme le Dr A.T. Still, considérer le corps vivant comme un sujet capable d’intelligence et de communication à tous ses niveaux d’organisation.
De nombreuses recherches scientifiques récentes vérifient et renforcent cette intuition du Dr AT Still en considérant la biologie non pas seulement comme un problème de chimie mais aussi et surtout comme un problème de sciences cognitives, c’est-à-dire d’intelligence . Ainsi les recherches pionnières menées actuellement au laboratoire de Michael Levin à Tuft University (Boston) portent sur l’étude de la cognition non neuronale, en particulier sur l'émergence de la proto-cognition dans les collectifs cellulaires à l'échelle évolutive et développementale et dévoilent l’existence et l’importance de réseaux de communication bioélectrique non-neuronaux à l’origine de la morphogenèse . Leurs travaux sur la bioélectricité développementale révèlent les façons dont toutes les cellules du corps se connectent dans des réseaux bioélectriques somatiques qui stockent, traitent et mettent en actions des informations pour contrôler et régénérer la structure corporelle à grande échelle.
Le modèle ostéopathique encore actuellement dominant repose principalement sur la neurophysiologie et ignore encore complètement l’existence et l’importance de ces réseaux de communication bioélectrique non-neuronaux qui conférent à tous les tissus les attributs d’une intelligence non neuronale : perception[iv] , mémoire[v] communication[vi], l’anticipation/prédiction[vii] , plasticité et l’apprentissage[viii] , téléologie locale[ix] , résolution de problèmes[x] et, enfin, auto-organisation[xi].
Il est donc possible et nécessaire de revisiter dès aujourd’hui nos anciennes conceptions ostéopathiques à la lumière de ces nouvelles données scientifiques qui retrouvent et corroborent les intuitions fondatrices du Dr Still.
Pour accomplir cette révolution conceptuelle nous pouvons et devons commencer par l’os car l’os et la conception étroite que nous en avons est la frontière secrète que nous pouvons et devons pénétrer, traverser et dépasser si nous souhaitons élargir notre horizon et aller au fond du projet ostéopathique du Dr A.T. Still.
Ainsi, Jo Buekens a raison lorsqu’il affirme que l’os est, en ostéopathie, « le secret le mieux gardé » . Car il est trop souvent seulement conçu comme un objet biomécanique inerte dont on ignore facilement les fonctions organiques systémiques endocriniennes, érythropoïétiques immunitaires et bioélectriques. Les capacités sensibles et mnésiques de l’os lui confèrent une intelligence propre qui en faisant de lui un sujet avec qui communiquer permet à l’ostéopathe d’aider et soutenir efficacement la capacité d’adaptation et à de régulation homéostasique du corps, autrement dit la santé.
En prenant l’os comme objet principal de notre projet de recherche c’est donc bien à une exploration ostéopathique et scientifique fondamentale sur l’intelligence de l’os et du corps tout entier que nous vous convions.
Ce projet de recherche principalement européen est aussi pour nos organisations la S.O.F.A et The School of Bones l’occasion de collaborer et d’imaginer ensemble un programme de recherche original conçu et réalisé par et pour des ostéopathes de différentes générations et de différents pays.
Organisé principalement sous forme de colloques en visioconférences (Zoom) , synchrones et asynchrones, le Projet BONE se déroulera sur trois ans avec au moins huit colloques, et une restitution prévue à l’automne 2028 lors d’un grand congrès envisagé à Beaune en Bourgogne.
Un groupe de recherche international ,composé d’ostéopathes confirmés et motivés sera en charge des différentes directions de recherche et du suivi général du projet : restitutions des colloques , synthèses, veille bibliographique et communication.
En supervision , un comité scientifique et un comité de pilotage rassemblant de nombreuses personnalités ostéopathiques internationales auront pour fonction et rôle de conseiller, de témoigner et d’aider à la réalisation de ce projet pilote.
Afin de mettre en œuvre efficacement ce projet, nous élaborerons et suivrons une méthode originale inspirée de l’ostéopathie et du philosophe des sciences Bruno Latour, qui puissent nous permettre de creuser plus profondément et de formuler un nouveau modèle ostéopathique scientifique de référence.
Cette méthode respectera l’éthique d’étude et de recherche ostéopathique que A.T. Still résumait par : ‘’DIg On’’[xii], injonction par laquelle ils encourageaient à toujours continuer à chercher , car la solution est toujours là , mais il faut la trouver. Cette méthode ‘’Dig On’’, consistera, à l’image d’un traitement ostéopathique, à utiliser les colloques comme le lieu et le moment de contact , de communication et de formulation des problématiques que nous souhaitons explorer ensemble pas à pas. Chaque colloque devra constituer un point d’appui, c’est-à-dire le fulcrum à partir duquel pourra émerger un fil rouge de questions nous amenant vers le prochain colloque. Un dialogue et des échanges vivants pourront et devront ainsi naître et s’établir entre les rencontres et nourrir l’inspiration collective. Dans une progression concentrique, de colloques en colloques naitra une communauté de recherche efficace capable d’accueillir et de s’adapter à ce qu’elle va découvrir de neuf et d’utile à l’élaboration d’un nouveau consensus ostéopathique[xiii].
Le comité de pilotage du Projet BONE[xiv]
[i] JAOA January 1918, 247. 27.
[ii] Chris Fields &Michael Levin Life, its origin, and its distribution: a perspective from the Conway-Kochen Theorem and the Free Energy Principle Article: 2466017 | Received 08 Jan 2025, Accepted 07 Feb 2025, Published online: 17 Feb 2025 https://doi.org/10.1080/19420889.2025.2466017
[iii] Comme en témoigne un de ses contemporains , Ernst Tucker , le Dr Still « se mettait en harmonie avec le corps qu’il étudiait, il essayait d’être cet os ; il pensait comme une rougeole, il venait se placer à l’intérieur de la rate, ou dans le grand trochanter pour ressentir son fonctionnement comme une partie de la grande unité d’action et de logique et de vie qui était ce corps. » JAOA September 1928, 22.
Ainsi le Dr AT Still « avait entraîné un pouvoir de visualisation si consciencieusement que Tucker remarquait qu’il « discernait les affections et processus comme un tout, et par cette capacité parvenait à saisir la clé mécanique de la fonction perturbée que le patient ne connaissait que comme inconfort ou maladie. »
[v] Les tissus gardent des empreintes bioélectriques (pattern de polarisation, gradients ioniques) qui orientent leur comportement futur. Des expériences de Levin montrent que la mémoire d’une forme (ex. : orientation du plan axial chez la salamandre) peut persister même après régénération
[vi] Les cellules échangent via des jonctions communicantes (gap junctions, connexines, panexines), des champs électriques locaux et des ondes calciques. Cette communication forme un « réseau cognitif » où l’information circule sans passer par le système nerveux.
[vii] Les tissus n’attendent pas passivement un signal : ils « prévoient » une trajectoire morphologique (par exemple, la cicatrisation de la peau suit une logique prédictive de fermeture optimale). Cela rejoint la logique bayésienne du Free Energy Principle (Friston) appliquée aux tissus.
[viii] Les tissus peuvent changer de comportement en fonction d’expériences passées (réorientation de croissance, adaptation aux contraintes mécaniques ou bioélectriques). On peut parler d’« apprentissage morphogénétique » : la capacité à ajuster les réponses pour atteindre un but de forme ou de fonction.
[ix] Comme le dit Levin : les tissus poursuivent des « objectifs morphogénétiques » — par exemple, restaurer une main complète, pas juste cicatriser de façon anarchique. Cette « intelligence » est orientée vers des attracteurs de forme et de fonction.
[x] Si des obstacles perturbent un processus (ex. : greffe, amputation, perturbation électrique), les tissus trouvent des chemins alternatifs pour atteindre l’intégrité fonctionnelle. Cela manifeste une capacité d’adaptation comparable à une stratégie cognitive.
[xi] Les tissus s’auto-agencent spontanément selon des lois physiques et bioélectriques, sans chef d’orchestre central. C’est une forme d’« intelligence distribuée », proche de celle des colonies de fourmis ou des myxomycètes.
[xii] Les témoignages des étudiants de la American School of Osteopathy (Kirksville, fondée en 1892) rapportent que Still disait fréquemment « Dig On! » lors des dissections ou des cours pratiques. Kirksville College (devenu A.T. Still University) a fait de « Dig On » une devise officieuse de l’ostéopathie : persévérance dans l’étude, dans la pratique et dans la recherche. Certains auteurs comme Louisa Burns (première chercheuse ostéopathe, début XXe siècle) ont prolongé cet esprit : elle rappelait que la méthode scientifique appliquée à l’ostéopathie demandait de creuser sans relâche
[xiii] Le mot consensus vient du latin consentire. « sentir ensemble »
[xiv] Sheila Brenan , Jo Buekens , Emmanuel Roche ( le 15 septembre 2025)